En 1951, le gouvernement grec a effectué le premier recensement de la population depuis la Seconde Guerre mondiale. Il a révélé que 30% des enfants en âge d’être scolarisés ne terminaient pas l’école primaire et que 15% ne la fréquentaient pas du tout (Museum of Public Education, Thermi). Au total, 32,4% de la population était analphabète. Deux grandes réformes mises en œuvre par les gouvernements de Konstantinos Karamanlis en 1957 et de Giorgos Papandreou en 1964 ont profondément modifié l’enseignement public en doublant son budget, en augmentant le nombre de postes d’enseignants/es et en rendant l’école gratuite à tous les niveaux. Ils ont également supprimé les examens qui empêchaient trop souvent l’accès aux écoles secondaires.
On peut voir les effets de ces réformes sur la région de la Macédoine Occidentale en comparant les différentes générations d’habitants/es. Selon le recensement de la population de 2021, le niveau d’analphabétisme a baissé à 1,19%, dans la moyenne de l’Union européenne (Elstat – A03, 2021). Il montre également que 24% de la population possède un certificat d’études primaires. Si l’on examine cette statistique plus en détail, on constate que 69% de ces personnes ont 60 ans et plus, ce qui signifie qu’elles sont nées avant la réforme scolaire de 1964. Par ailleurs, 25,5% de la population est titulaire d’un diplôme du lycée général ou professionnel. Parmi les personnes concernées, 42,21% ont entre 50 et 59 ans, ce qui montre l’augmentation importante du niveau d’éducation de la génération née après 1964. Depuis lors, le nombre de personnes ayant terminé leurs études secondaires a continué à augmenter régulièrement : 64,7% des 50-59 ans, 74,4% des 40-49 ans, 83% des 30-39 ans, 92,7% des 20-29 ans.
Le développement régional de l’industrie de la production d’électricité a interagi avec ces processus nationaux en influençant le type et la durée des parcours scolaires. En 1959, PPC a commencé à racheter les sociétés minières qui exploitaient déjà les gisements de lignite pour produire des engrais et du charbon de bois. Cette première industrialisation était encore très modeste et l’agriculture dominait largement l’économie locale. Au milieu des années 70, la crise pétrolière a accéléré l’exploitation du lignite pour la production d’énergie, considérée comme une garantie de la souveraineté nationale. Cette période correspond à celle que Kristina Florakis1, une institutrice vivant à Ptolemaïda, appelle « l’arrivée de l’argent » lorsque « tout le monde dans les villages a commencé à travailler chez PPC » parce que l’entreprise publique offrait des emplois stables avec de bons salaires. L’élévation du niveau d’éducation des générations arrivées sur le marché du travail dans les années 70-80 s’est donc accompagnée du développement de l’emploi dans le secteur industriel, auquel les écoles publiques ont adapté leurs programmes.
Si l’on examine plus précisément les 25,5% de personnes qui ont un diplôme du lycée, on constate que 31% d’entre elles ont un diplôme professionnel. Ce chiffre est nettement supérieur à la moyenne nationale : 27,5% des citoyens/nes grecs ont un diplôme du lycée, mais seulement 19,7% d’entre eux/elles ont un diplôme professionnel. En effet, une formation professionnelle est plus compétitive sur un marché du travail dominé par les activités industrielles, comme c’est le cas en Macédoine Occidentale. Dans cette région, les lycées professionnels ont développé une gamme de formations pour répondre aux besoins de l’extraction du lignite et de la production d’électricité. Il est intéressant de noter que la transition entraîne une nouvelle adaptation des programmes scolaires, qui comprennent désormais des cours spécialisés dans la construction et l’exploitation des infrastructures d’énergies renouvelables.
Le développement des établissements d’enseignement supérieur est également historiquement lié à l’industrie de l’énergie. En 2003, l’université de la Macédoine Occidentale est créée pour intégrer les départements locaux de l’université de Thessalonique et l’Institut d’Éducation Technologique, une école d’ingénieurs fondée en 1970 et spécialisée dans la production et la distribution d’énergie. Les programmes actuels de l’école polytechnique reflètent toujours cet héritage avec des spécialisations dans « les matières premières énergétiques et non énergétiques », « la localisation et l’exploitation des ressources minérales », « l’ingénierie géotechnique et environnementale », etc.
En Macédoine occidentale, 16,8% de la population est diplômée d’une université, d’une école polytechnique ou professionnelle, un chiffre inférieur à la moyenne nationale (20,11%). Cela s’explique d’abord par la difficulté d’accès à l’éducation des générations nées avant 1964, particulièrement importantes dans la démographie d’une région où le taux de dépendance vieillesse ne cesse de croître (voir « Les travailleurs de l’énergie en chiffres – Démographie »). On peut aussi de nouveau évoquer la plus grande compétitivité des diplômes de l’enseignement secondaire professionnel sur un marché du travail essentiellement industriel.
Les données disponibles dans les recensements de la population ne font pas de distinction entre les différentes spécialités des personnes titulaires d’un diplôme universitaire, ce qui limite les possibilités d’une analyse plus détaillée. Par exemple, il n’est pas possible de croiser les données sur le genre avec le type de diplôme obtenu. Cependant, si l’on regarde les statistiques pour le niveau lycée, le genre semble laisser sa marque sur les parcours éducatifs individuels. En effet, si 45,69% des personnes titulaires d’un diplôme de fin d’études secondaires sont des femmes, seules 21% d’entre elles ont suivi un cursus professionnel contre 35,5% des hommes. La spécialisation plus importante et plus précoce des hommes révèle le rôle joué par le genre dans l’économie de la production énergétique.
La géographe Theodora Vetta remarque que les « projets familiaux genrés » sont courants en Macédoine Occidentale et impliquent que les garçons « recherchent un poste permanent chez PPC » tandis que les filles sont autorisées à poursuivre des études supérieures (Vetta, 2020 : 33). Dans la région, les femmes sont 18,2% à détenir un diplôme universitaire, soit un peu plus que les hommes qui sont 15,4%. Toutefois, cet écart entre les genres (2,8%) n’est pas beaucoup plus élevé que l’écart national (2,15% – 21,15% des femmes sont titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur contre 19% des hommes). Ainsi, si certaines stratégies familiales tendent à favoriser l’accès des femmes à l’enseignement supérieur par rapport aux hommes, cela ne semble pas être la tendance principale.
Une dynamique plus puissante est celle de la division du travail productif et reproductif au sein de la famille. Traditionnellement, le rôle de pourvoyeur de revenus est dévolu à l’homme, tandis que le rôle de pourvoyeuse de soin incombe à la femme. Comme je le montrerai plus en détail dans d’autres publications, ce système économique est renforcé par l’industrie de la production d’énergie : par exemple, le travail dans les mines est basé sur l’alternance, tous les trois jours, des équipes de jour et de nuit, un fonctionnement difficile à combiner avec les soins aux enfants et aux grands-parents. En Macédoine Occidentale, le nombre de femmes travaillant exclusivement à la maison est plus élevé que dans le reste de la Grèce : en 2021, elles étaient 28% dans la préfecture de Kozani contre 23% en moyenne au niveau national (Elstat – B02, 2021)2.
À terme, nombreuses sont pourtant celles qui doivent trouver un emploi, soit pour compenser la perte de revenus de leur conjoint, soit dans le cadre d’un divorce ou d’un veuvage. Leur formation générale, leur manque d’expérience professionnelle et les charges domestiques qu’elles doivent encore assumer les rendent peu compétitives sur le marché du travail. De nombreuses femmes suivent donc des cours du soir dans des centres d’éducation pour adultes afin d’acquérir des diplômes adaptés aux besoins évolutifs du marché du travail. Elektra par exemple, qui a divorcé en 2006, cumule des licences d’électricienne, d’agent de sécurité et de conductrice d’excavatrice. Pourtant, elle n’a jamais candidaté à un emploi dans ces secteurs « masculins » : elle m’explique d’abord qu’elle n’a pas appris à utiliser des outils et des machines lorsqu’elle était enfant. Son manque de confiance en ses capacités techniques a ensuite été renforcé par une formation essentiellement théorique qui ne l’a pas préparée au travail réel. D’autres personnes interrogées mentionnent également des discriminations limitant l’emploi des femmes, souvent considérées comme moins compétentes que les hommes.
Les perspectives de carrière limitées des femmes dans le contexte d’une monoculture industrielle fortement genrée expliquent ainsi leur spécialisation plus faible et plus tardive.En Macédoine Occidentale, la combinaison d’une structure économique particulière et de rôles de genre ancrés dans les stratégies familiales semble ainsi déterminer pour une large part les parcours éducatifs des individus.
1 Tous les noms des participants/es ont été changés pour garantir leur anonymat.
2 Avant 2021, les recensements de la population grecque mentionnaient la catégorie « Activités domestiques » parmi les « Personnes non économiquement actives ». En 2021, cette catégorie a disparu. J’ai obtenu ces chiffres en soustrayant les étudiants/es et les retraités/es du nombre de personnes non actives en âge de travailler. Pour pouvoir les comparer aux recensements de la population précédents, je me suis concentrée sur l’unité géographique qu’ils avaient en commun: la préfecture. Enfin, il convient de noter que le pourcentage d’hommes dans cette catégorie est de 0 %. Cela ne signifie pas que les hommes ne restent jamais à la maison pour s’occuper de leur famille, mais que le nombre d’hommes qui le font est trop faible pour apparaître statistiquement.
Sources
Elstat, Population Census – B02, 2021. URL : Β02. Μόνιμος Πληθυσμός κατά φύλο και κατάσταση ασχολίας. Δήμοι
Elstat, Population Census – A03, 2021. URL : Α03. Μόνιμος Πληθυσμός κατά φύλο, ομάδες ηλικιών και επίπεδο εκπαίδευσης. Περιφέρειες
Eurostat, Production of lignite in the EU – statistics, 2023.
Luc Christiaensen and Céline Ferré, Just Coal Transition in Western Macedonia, Greece – Insights from the Labour Market, World Bank, October 2020.
Museum of Public Education, “1950 – 1967: εκπαιδευτικό έλλειμμα και προσπάθειες μεταρρύθμισης”, Thermi. URL: https://midepth.gr/1950-1967-εκπαιδευτικό-έλλειμμα-και-προσπάθ/
Theodora Vetta, “Bondage unemployment and intra-class tensions in Greek energy restructuring”, in Susana Narotzky (ed.), Grassroots Economies: Living with Austerity in Southern Europe, London, Pluto Press, 2020.